11.
Connexion
J’ai commencé à étudier la Wicca à l’âge de quatre ans. J’ai été initié à quatorze et, depuis, j’ai pris part aux rituels les plus puissants et les plus dangereux. Pourtant, il m’est très difficile d’invoquer le feu par la simple force de mon esprit. Morgan, elle…
Ma mère la veut à tout prix. (Moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons.) Nous sommes prêts à l’accueillir. Voilà des semaines que les nôtres se réunissent régulièrement. Edwitha, du coven Cair Dal, demeure non loin. Thomas, de Belting, a lui aussi fait le déplacement. Tout comme Alicia Woodwind, de Tarth Benga. C’est une vraie convention Woodbane – la maison résonne de tant de vibrations et d’ondes magyques qu’il est presque impossible de trouver le sommeil. Je n’ai jamais rien ressenti de tel. C’est incroyable.
La machine de guerre est en marche. Et ma Morgan sera notre étendard.
Sgàth
* * *
Je me suis garée devant Magye Pratique et je n’ai pas vu la pancarte « Fermé » avant d’avoir poussé en vain la porte d’entrée. Bien sûr que c’était fermé ! Comme presque tous les commerces le lendemain de Thanksgiving… Les larmes me sont montées aux yeux et, de dépit, j’ai donné un coup de pied dans le battant.
Où aller ? Je me sentais mal, j’avais besoin de voir des gens. La simple idée de me rendre chez Cal a fait naître une nouvelle crise d’angoisse. Prise de nausées, j’ai posé mon front contre la porte pour souffler un instant.
Il m’a semblé entendre du bruit à l’intérieur. J’ai plissé les yeux : une lumière brillait au fond de la boutique. Et une ombre s’approchait. David ! Il venait à ma rencontre, son trousseau de clefs à la main. J’en aurais pleuré de soulagement.
Il m’a laissée entrer sans rien dire, puis nous nous sommes observés un instant en silence.
— Je me sens toute drôle, ai-je murmuré, comme si cela pouvait expliquer ma venue.
— Je suis content de te voir, m’a-t-il répondu en me guidant vers la petite pièce attenante au comptoir. Tu tombes bien, le thé est prêt.
Je me sentais déjà mieux. J’avais l’impression d’être en sécurité ici, que rien ne pourrait m’arriver. Je l’ai suivi dans le réduit.
— Merci de m’avoir…
Hunter Niall était assis à la table ronde.
J’ai crié avant de plaquer mes mains sur ma bouche, au bord de l’évanouissement.
— Tu n’es pas mort !
Il semblait aussi stupéfait que moi. Dans un même mouvement, nous nous sommes tournés vers David, qui regardait la scène d’un air amusé.
— Morgan, Hunter, vous vous connaissez, je crois. Vous devriez peut-être vous serrer la main.
Mes jambes se sont dérobées sous moi et j’ai tout juste eu le temps de m’effondrer sur une chaise. Je ne pouvais plus détacher mon regard de Hunter. Il était vivant ! Plus pâle que d’ordinaire, peut-être, mais vivant !
Ses mains et son visage portaient des marques de griffures et des bleus. Je n’ai pas pu m’empêcher de baisser les yeux vers son cou. Il a soulevé son écharpe pour me montrer la vilaine blessure que je lui avais infligée en lui lançant l’athamé.
— Eh non, je ne suis pas mort, a-t-il déclaré d’une voix rauque. Désolé de te décevoir. Heureusement que ma cousine est sportive. C’est elle qui m’a tiré du fleuve.
— Je ne comprends plus rien, ai-je gémi alors que David me servait une tasse de thé.
— Tu es un peu déboussolée, a déclaré ce dernier en s’asseyant à son tour. Parce que tu ne vois pas la situation dans son ensemble.
J’ai réprimé un soupir. Encore un qui me parlait de « la situation dans son ensemble » ! Qu’est-ce que cela signifiait, à la fin ?
— En tout cas, Hunter, je t’assure que je ne voulais pas te… blesser à ce point, ai-je balbutié. Je cherchais simplement à arrêter ton geste.
— Je ne faisais que mon travail, Morgan ! m’a-t-il rétorqué, ses yeux lançant des éclairs. Jamais Cal n’aurait accepté de me suivre devant le Grand Conseil sans que je lui passe le braigh.
— Tu étais en train de le tuer !
— Non, c’est lui qui essayait de me tuer !
— Arrêtez, tous les deux. On ne va nulle part. Vous avez peur, et la peur vous rend agressifs.
— C’est ridicule, elle ne me fait pas peur ! s’est défendu Hunter comme un petit garçon.
— Et pourtant si, a insisté David. Tu crains son potentiel, ses alliances possibles, sa puissance et son manque de formation. Elle a failli te tuer, et tu ignores si elle serait prête à récidiver.
Il a poursuivi à mon intention :
— Quant à toi, tu redoutes que Hunter en sache davantage que toi, qu’il s’en prenne à toi ou à l’un de tes proches, et qu’il dise la vérité depuis le début.
Il m’avait percée à jour. J’ai siroté mon thé sans répondre, rouge de honte et de colère.
— Et vous êtes tous deux dans le vrai, a-t-il conclu. Vous avez d’excellentes raisons de vous méfier l’un de l’autre. Pourtant, cela doit cesser. J’ai l’intuition que, dans un avenir proche, les choses vont devenir très compliquées, par ici. Et vous deux, vous devrez coopérer pour y faire face.
— De quoi parlez-vous ? ai-je demandé.
— Morgan, qu’est-ce qui pourrait te convaincre que Hunter est digne de confiance ? a-t-il insisté en éludant ma question. Tu l’as jugé sans le connaître. Tu dois te faire ta propre opinion de lui.
Le soir de mon anniversaire, au cours d’une séance de méditation, Cal et moi avions uni nos esprits. Dans cette situation, il devenait impossible de mentir à l’autre. Sachant ce qu’il me restait à faire, je me suis relevée pour m’approcher de Hunter. Il s’est crispé, l’air méfiant.
Je me suis concentrée et j’ai tendu la main vers son visage. Il m’observait sans bouger. Quand j’ai frôlé sa peau, des étincelles bleu pâle ont jailli de mes doigts pour rejoindre sa joue. Nous avons tous sursauté, mais j’ai maintenu le contact.
Quelques semaines plus tôt, quand j’étais passée près de lui dans la rue, j’avais été frappée par une vague d’émotion qui m’avait rendue malade. Je la sentais de nouveau se soulever en moi, mais de façon supportable. J’ai fermé les yeux et j’ai tendu mon esprit vers celui de Hunter. Il s’est d’abord esquivé, puis il a peu à peu abaissé ses défenses pour me laisser entrer.
Malgré sa défiance, sa résistance, j’ai persévéré jusqu’à ce qu’il m’accepte tout entière. Nos esprits étaient maintenant joints. Il pouvait tout voir de moi et de ce que je savais de mon passé. Et moi, je découvrais toute son histoire.
Gìomanach. C’était son nom de sorcier en gaélique. Comme Hunter, cela signifie « chasseur ». Il appartenait vraiment au Grand Conseil et, en tant que Traqueur, on l’avait chargé d’enquêter sur Cal et Selene, car ils étaient soupçonnés d’utilisation illicite de la magye.
Malgré le choc que m’a causé cette révélation, j’ai tenu bon, je n’ai pas interrompu la connexion. De son côté, il explorait mon esprit pour identifier mes motivations et essayer de comprendre ma relation avec Cal. J’ai perçu son soulagement lorsqu’il a appris que nous n’avions pas encore couché ensemble – ce qui m’a quelque peu embarrassée.
Nos respirations se sont accélérées. Nous avions uni nos esprits en profondeur, plus encore que Cal et moi ne l’avions fait. En fouillant plus loin, je me suis retrouvée au milieu d’une prairie baignée de lumière, assise en tailleur près de Hunter.
Le soleil réchauffait mon visage, mes cheveux. Des insectes bourdonnaient autour de nous et l’air embaumait le trèfle. J’ai souri.
Nous nous sommes regardés. Les mots sont devenus inutiles. J’ai vu son enfance, son affection pour sa cousine Athar, que je connaissais sous le nom de Sky. J’ai ressenti la détresse dans laquelle il vivait depuis le départ de ses parents. Et la douleur indescriptible qu’il avait éprouvée à la mort de son frère. Mort pour laquelle il avait été jugé non coupable. Ce que Cal ignorait.
Hunter, lui, a sondé ma vie de tous les jours. Il a partagé le désarroi qui avait été le mien lorsque j’avais appris que j’étais une sorcière de sang. Il a découvert la douceur de mon amour grandissant pour Cal et les sentiments étranges qu’avait fait naître en moi sa chambre secrète. Malgré tous mes efforts, je n’ai pas réussi à lui dissimuler mon inquiétude à propos de Mary K. et de Bakker, ni mon amour pour ma famille adoptive, ni la tristesse que m’inspiraient la vie et la mort de ma mère.
Le moment était venu de me retirer. Quand je me suis levée, les brins d’herbe ont effleuré mes jambes nues. Nous nous sommes dit au revoir, certains que nous pouvions maintenant nous faire confiance. Il savait que je n’avais pas essayé de le tuer et que je n’appartenais pas à un quelconque complot ténébreux et machiavélique. Moi, j’avais vu sa douleur, sa colère et son désir de vengeance, mais je n’avais senti aucune méchanceté.
Nos esprits se sont séparés, et ma tête s’est mise à tourner. David m’a aidée à me rasseoir. Timidement, j’ai levé les yeux vers Hunter : il paraissait aussi choqué que moi.
— Voilà qui est intéressant, a déclaré David. Morgan, j’ignorais que tu savais comment joindre ton esprit à un autre. Il faut vraiment s’attendre à tout, avec toi. As-tu appris quelque chose ?
— Oui, ai-je avoué en me raclant la gorge. Hunter n’est pas… mauvais.
— Elle ne devrait pas pouvoir faire ça, a lancé Hunter à David. Il faut des années de pratique pour y parvenir et elle, elle est entrée droit dans mon esprit.
— Je sais, a-t-il murmuré en secouant la tête. Je sais.
— Alors, si tu n’as pas l’intention de me virer, ai-je repris en me penchant vers Hunter, pourquoi Sky et toi vous m’avez surveillée ? Je vous ai vus tous les deux dans mon jardin, le soir où vous avez posé les sceaux sur ma maison. À quoi servaient-ils ?
Il a sursauté, manifestement surpris.
— Il s’agissait de sorts de protection.
Au même instant, une porte que je n’avais pas remarquée s’est ouverte au fond de la pièce, laissant entrer une bourrasque d’air glacé. Sur le seuil, Sky s’est figée en m’apercevant.
— Qu’est-ce que tu fais là ? m’a-t-elle lancé.
Puis elle s’est tournée vers Hunter, comme pour s’assurer que je n’avais pas de nouveau attenté à sa vie.
— Elle est simplement passée nous dire bonjour, a répondu David en souriant.
— Tu n’as rien à faire ici ! s’est-elle emportée en me toisant. Tu as failli le tuer.
— Et, à cause de toi, je pensais qu’il était bel et bien mort ! Tu savais qu’il était vivant et tu ne m’as rien dit l’autre jour. J’en étais malade, moi !
— Pas suffisamment, à ce que je vois.
— Et que faisais-tu hier devant chez moi ? Tu m’espionnais, c’est ça ?
— Hein ? Pour qui tu te prends, Morgan ? J’ai vraiment mieux à faire…
— Menteuse, je t’ai vue !
— Tu te trompes, a coupé Hunter. C’était moi.
Sky et moi, nous nous sommes tournées vers lui.
— Ben quoi ? Je te gardais à l’œil.
Son arrogance me tapait sur les nerfs. Il n’était peut-être pas mauvais, mais il m’exaspérait !
— De quel droit…
— Il a tous les droits, m’a rétorqué Sky. Il est membre du Grand Conseil et toi, tu as essayé de le tuer ! Si une autre sorcière ne m’avait pas envoyé un message, il serait bel et bien mort !
Je me suis levée d’un bond, furieuse.
— Quelle autre sorcière ? C’est moi qui t’ai prévenue ! Moi qui t’ai appelée ! Et j’ai même téléphoné aux secours !
— N’importe quoi. Tu n’es pas assez forte pour faire une chose pareille.
— Oh ! que si, l’a détrompée Hunter. Elle vient de me faire un lavage de cerveau. Je n’ai plus aucun secret pour elle.
Sa cousine l’a dévisagé comme s’il parlait chinois.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Elle maîtrise le tàth meànma.
Je savais que ces mots gaéliques aux consonances étranges désignaient l’expérience que j’avais moi-même surnommée la « fusion mentale vulcaine », comme dans Star Trek.
Elle est restée bouche bée un instant, à m’examiner comme une bête curieuse, avant de répondre :
— C’est impossible !
— Tu t’appelles Athar, lui ai-je rétorqué en me rasseyant. Athar signifie Sky, en gaélique. Le Ciel.
Voilà qui lui a cloué le bec.
— Elle n’est pas de mèche avec Cal et Selene, lui a appris Hunter, ce qui m’a remise en colère.
— Arrêtez, personne n’est de mèche avec personne ! ai-je crié. J’ai fait le tàth menama…
— Meànma, m’a corrigée Hunter.
— Peu importe. Je l’ai accompli avec Cal, et je n’ai rien vu de mauvais en lui !
— Qui a dirigé la séance, toi ou lui ? m’a demandé Hunter.
— Lui.
— Et vous êtes allés aussi loin que nous deux tout à l’heure ? Tu as vu le passé et le futur, le sommeil et l’éveil ?
— Je n’en sais rien…
— Il faut pourtant que tu saches ! C’est vital ! m’a rabrouée David.
Ils me dévisageaient tous les trois, comme s’ils étaient ligués contre Cal et moi. Je l’aimais, il m’aimait, et il fallait être aveugle pour croire qu’il pouvait être dangereux. Soudain, j’ai repensé à son sanctuaire. J’ai aussitôt chassé cette image, cherchant plutôt un moyen de contre-attaquer.
— J’ai surpris une discussion entre Bree et Raven, l’autre jour. Tu leur fais étudier le côté obscur, ai-je accusé Sky.
— Évidemment ! Il faut bien qu’elles apprennent à le reconnaître et à le combattre. C’est dommage que personne n’ait pris les mêmes précautions avec toi !
Je me suis levée, folle de rage.
— Merci pour le thé, David.
Puis je suis partie. J’ai regagné ma voiture, le cerveau en ébullition. Hunter était vivant, quel soulagement ! Et en plus, il n’était pas mauvais. Juste… mal conseillé. Malheureusement, Sky m’avait tout l’air d’une garce, et elle entraînait Bree, Raven et les autres membres de Kithic sur je ne sais quelle mauvaise pente.
Enfin, le plus important, c’est que je n’étais pas une meurtrière.